23 août 2005

Quand l'abolition de l'esclavage paraissait chimérique

Le texte ci-dessous est constitué d'extraits du livre « Bury the Chains – Prophets and Rebels in the Fight to Free an Empire’s Slaves », d'Adam Hochschild, paru en 2005 chez Houghton Mifflin. Ce livre raconte l'histoire de la campagne d'abolition de l'esclavage en Grande-Bretagne aux 18 et 19e siècles. Je le conseille vivement à toute personne (lisant l'anglais) qui souhaite comprendre comment une minorité d'abolitionnistes a gagné à elle une majorité de l'opinion initialement indifférente, parfois même hostile à cet objectif qui semblait pourtant totalement chimérique à leurs contemporains
Antoine Comiti.

A Londres, en ce début d’année 1787, si vous disiez à un coin de rue que l’esclavage était moralement condamnable et qu’il devait être rendu illégal, neuf personnes sur dix se seraient esclaffées en vous prenant pour un hurluberlu. La dixième aurait peut-être été d’accord avec vous sur le principe, mais elle vous aurait assuré que mettre fin à l’esclavage était totalement impossible.

C’était un pays dans lequel la grande majorité des gens, des paysans aux évêques, acceptait l’esclavage comme complètement normal. C’était aussi un pays dans lequel les profits des plantations des Caraïbes dopaient l’économie, où les taxes douanières sur le sucre cultivé par les esclaves était une source importante de revenu pour le gouvernement, et où les moyens d’existence de dizaines de milliers de marins, de marchants et de fabricants de vaisseaux dépendaient du commerce des esclaves. Ce commerce lui-même avait pris une ampleur quasiment sans précédent, apportant la prospérité à des villes portuaires - Londres elle-même y compris. De plus, sur vingt anglais, dix-neuf n’avaient même pas le droit de vote. Privés eux-mêmes de ce droit le plus basique, comment pouvaient-ils être amenés à se préoccuper des droits d’autres gens, d’une couleur de peau différente, de l’autre coté de l’océan ?

Ce monde de servitude semblait d’autant plus normal que quiconque regardait dans le passé ne voyait guère autre chose que d’autres systèmes esclavagistes. Les grecs et les romains avaient des esclaves ; les incas et les aztèques avaient des esclaves ; les textes sacrés de la plupart des grandes religions présentaient l’esclavage comme allant de soi. L’esclavage existait déjà avant l’apparition de la monnaie et de la loi écrite. C’est ainsi qu’était le monde – notre monde – il y a seulement deux siècles, et pour la plupart des gens de cette époque il était impensable qu’il puisse en être autrement.

Si l'on insistait auprès d’eux, certains britanniques concédaient peut-être que cette institution était certes déplaisante – mais d’où alors viendrait le sucre pour votre thé ? D’où les marins de la Royal Navy obtiendraient-ils leur rhum ? Le commerce des esclaves « n’est pas un commerce agréable », comme l’avait dit un membre du Parlement, « mais le commerce d’un boucher n’est pas non plus un commerce agréable, et pourtant une côtelette de mouton est, malgré cela, une très bonne chose. »

Il y avait bien des personnes prônant la fin de l’esclavage, mais elles étaient rares et dispersées.

Certes, un sentiment de malaise latent était dans l’air. Mais ressentir un vague trouble, à peine conscient, est une chose ; c’en est une autre que de croire qu'on puisse un jour changer cet état de fait. Le parlementaire Edmund Burke, par exemple, était opposé à l’esclavage mais pensait que l’idée même de mettre fin au commerce d’esclaves transatlantique (sans parler de l’esclavage lui-même) était « chimérique ». Malgré le malaise que des Anglais de la fin du 18e siècle pouvaient ressentir au sujet de l’esclavage, l’idée d’y mettre un terme semblait un rêve ridicule.

Quand les douze hommes du comité abolitionniste se sont réunis pour la première fois en mai 1787, la poignée de gens qui demandaient ouvertement la fin de l’esclavage ou du commerce esclavagiste étaient regardés comme des farfelus, ou au mieux comme d’incurables idéalistes. La tâche qu’ils entreprirent était si monumentale qu’elle paraissait impossible à n’importe qui d’autre.

Ces hommes, eux, considéraient non seulement que l’esclavage était une atrocité, mais aussi que c’était quelque chose de soluble. Ils pensaient que puisque les humains ont cette capacité de se préoccuper des souffrances des autres, le fait d’exposer au grand jour la vérité inciterait les gens à agir.

En quelques années, la question de l’esclavage est venue au centre de la vie politique britannique. Il y avait un comité pour l’abolition dans chaque ville et commune d’importance. Plus de 300.000 britanniques refusaient de manger du sucre produit par des esclaves. Les pétitions d’abolition inondaient le Parlement de bien plus de signatures qu’il n’en avait jamais reçu sur aucun autre sujet.

Il y a quelque chose de mystérieux au sujet de l’empathie humaine et de ce qui fait que nous la ressentons dans certains cas et pas dans d’autres. Son jaillissement soudain, à ce moment particulier, a pris tout le monde par surprise. Des esclaves et des personnes asservies s’étaient continuellement rebellées au cours de l’histoire, mais la campagne en Angleterre était quelque chose de jamais vu auparavant : c’était la première fois qu’un grand nombre de personnes se sont mobilisées, et le sont restées pendant de nombreuses années, pour les droits d’autres gens. Plus étonnant encore : c’était pour le droit de personnes d’une autre couleur de peau, sur un autre continent. Personne n’était plus surpris de cela que Stephen Fuller, le représentant à Londres des planteurs de Jamaïque, un propriétaire de plantations lui-même et une figure centrale du lobby pro-esclavage. Alors que des dizaines de milliers de personnes protestaient contre l’esclavage en signant des pétitions, Fuller était sidéré qu’ils ne « mentionnaient aucune injustice ou préjudice d’aucune sorte qui les affectaient eux-mêmes. »

Les abolitionnistes ont réussi parce qu’ils ont relevé un défi auquel est confronté quiconque se préoccupe de justice sociale : rendre visible les liens entre le proche et le lointain. Souvent, nous ne savons pas d’où viennent les choses que nous utilisons, nous ignorons les conditions de vie de ceux qui les fabriquent. Le premier travail des abolitionnistes était de faire prendre conscience aux britanniques ce qu’il y avait derrière le sucre qu’ils mangeaient, le tabac qu’ils fumaient, le café qu’ils buvaient.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

congratulations for your great job, go on.. people like make the future!rita**